Les pressions qui s'exercent sur l'industrie aéronautique pour qu'elle réduise ses émissions de carbone ne cessent de s'intensifier, les carburants d'aviation durables (SAF) se présentant comme une solution centrale. Cet article analyse l'état actuel du marché des SAF, ses principaux défis et ses points de croissance clés, sur la base des données de la base de données sectorielle SMM et d'institutions mondiales de référence.
I. Demande rigide : les moteurs politiques et les engagements des compagnies aériennes constituent le fondement du marché
Règlement ReFuelEU de l'UE :Feuille de route claire pour le mélange obligatoire : 2 % d'ici à 2025, 6 % d'ici à 2030, 20 % d'ici à 2035 et 70 % d'ici à 2050 (sur la base de la consommation de carburant d'aviation de 2020). À lui seul, ce règlement entraînera une demande de SAF dans l'UE dépassant 6 millions de tonnes par an d'ici à 2030 (données de l'AIE).
Effet de levier de la politique américaine IRA :L'Inflation Reduction Act (IRA) prévoit des crédits d'impôt importants pour les SAF (jusqu'à 1,25-1,75 $US le gallon) et fixe un objectif de production de 3 milliards de gallons (environ 9 millions de tonnes) d'ici à 2030 (ministère américain de l'Énergie).
Paris des grandes compagnies aériennes :Objectif de l'Association du transport aérien international (IATA) : l'utilisation des SAF devrait atteindre 7 à 8 % de la consommation totale de carburant d'aviation d'ici à 2025 (environ 7 millions de tonnes) et 10 % d'ici à 2030 (environ 23 millions de tonnes). Des compagnies aériennes de premier plan telles que Delta, United Airlines et Lufthansa ont déjà signé des accords d'achat à long terme sur plusieurs décennies pour garantir leur approvisionnement futur.
II. Goulots d'étranglement de l'offre : l'augmentation des capacités est loin derrière la courbe de la demande
Capacité actuelle très insuffisante :La production mondiale de SAF n'était que d'environ 600 000 à 650 000 tonnes en 2023 (AIE), ce qui représente moins de 0,2 % de la demande mondiale de carburant d'aviation (environ 300 millions de tonnes).
Augmentations limitées à court terme :Le suivi par SMM des projets mondiaux en construction/planifiés indique que la capacité mondiale de SAF devrait atteindre 3 à 4 millions de tonnes par an d'ici à 2025, ce qui reste nettement en deçà des objectifs politiques (tels que la demande de l'UE d'ici à 2030).
Contraintes importantes en matière de matières premières :
Voie HEFA principale (représentant plus de 85 %) :Fortement dépendante de l'huile de cuisine usagée (UCO) et des graisses animales. Le volume annuel mondial collectable d'UCO est d'environ 8 millions de tonnes (Argus Media), confronté à des problèmes tels qu'un système de recyclage de la restauration imparfait et une concurrence sur le marché gris des huiles de cuisine usagées. Prix élevés : le prix moyen de l’huile de cuisine usagée (UCO) en Europe était d’environ 1 200 dollars/tonne métrique (mt) en 2023, ce qui a considérablement fait grimper les coûts des carburants aviation durables (SAF).
Filières avancées (PtL/eFuels) : Elles dépendent de l’hydrogène vert (produit par électrolyse de l’eau à l’aide d’énergies renouvelables) et de sources de carbone (capture directe de l’air (DAC) ou CO₂ de source ponctuelle). La capacité mondiale actuelle en hydrogène vert est insuffisante, les coûts des électrolyseurs (~700-1 200 dollars/kW d’investissements en immobilisations, selon BloombergNEF) et la consommation d’énergie extrêmement élevée (~50 MWh/mt de SAF) limitant leur déploiement à grande échelle.
III. Écart de coûts : la viabilité économique reste le plus grand défi
Écart de prix important : Le prix actuel du kérosène d’aviation traditionnel (Jet A1) est d’environ 800-1 000 dollars/mt (moyenne 2023, Platts). Le prix du SAF commercial est 3 à 5 fois plus élevé :
HEFA-SAF : 2 500-3 500 dollars/mt (matières premières, transformation et certification comprises)
PtL-SAF : 4 000-8 000 dollars/mt et plus (dominé par les coûts de l’électricité verte, des électrolyseurs et de la DAC)
Forte dépendance aux subventions publiques : Le crédit d’impôt américain de l’IRA peut couvrir jusqu’à 600 dollars/mt de coûts ; le prix du système européen d’échange de quotas d’émission (EU ETS) (~80-90 euros/mt de CO₂) et les obligations de mélange obligatoires fournissent un soutien, mais cela ne suffit toujours pas à combler totalement l’écart de prix.
Part disproportionnellement élevée des coûts des matières premières : Dans la filière HEFA, le coût des matières premières d’huiles et de graisses usagées peut représenter 70 à 80 % du coût total de production du SAF, ce qui indique une grande vulnérabilité de la chaîne d’approvisionnement.
IV. Concurrence entre les filières technologiques : diversifier pour trouver des solutions innovantes
HEFA (Hydroprocessed Esters and Fatty Acids) :
État actuel : La seule filière à avoir atteint une commercialisation à grande échelle (menée par Neste et World Energy), avec une maturité technologique élevée et capable d’un mélange à 100 % (ASTM D7566 Annexe 2).
Limites : Plafonds évidents en termes de durabilité et d’évolutivité des matières premières. Incapable de soutenir de manière autonome les objectifs de décarbonisation de l’industrie à long terme.
FT-SPK (Fischer-Tropsch Synthetic Paraffinic Kerosene) :
Représentants : Velocys, Fulcrum BioEnergy. Utilise la synthèse par gazéification de la biomasse/des déchets ménagers.
Progrès : Plusieurs projets de démonstration sont en cours d'exploitation (par exemple, le projet Fulcrum Sierra aux États-Unis), mais les coûts d'investissement élevés (>1 milliard de dollars par million de tonnes) et la complexité technologique limitent une reproduction rapide.
ATJ (Alcool-à-Jet) :
Matières premières : Éthanol cellulosique ou éthanol issu de déchets.
État actuel : LanzaJet (États-Unis) mettra en service sa première usine commerciale (en Géorgie) en 2024, avec une capacité de 10 millions de gallons/an (~30 000 tonnes métriques). La technologie est réalisable, l'approvisionnement en matières premières et les coûts étant les facteurs clés.
PtL / eSAF (Électricité-à-Liquides / e-SAF) :
Noyau : Hydrogène vert + CO₂ (issu de la capture directe de l'air ou de la capture industrielle) → converti en carburant d'aviation via la voie de synthèse Fischer-Tropsch ou de synthèse du méthanol.
Signification stratégique : La capacité théorique n'est pas limitée par les matières premières, et le produit peut remplacer à 100 % le carburant d'aviation traditionnel, ce qui en fait l'option technologique ultime pour que l'industrie aéronautique atteigne la neutralité carbone.
Défis : Les coûts actuels sont extrêmement élevés, fortement dépendants des prix de l'électricité verte (compétitifs seulement à <20 dollars/MWh, selon l'AIE) et d'une forte baisse des coûts des électrolyseurs/DAC. Des projets de démonstration émergent (par exemple, Norsk e-Fuel en Norvège, le projet commun Lufthansa-Siemens en Allemagne), mais une commercialisation à grande échelle est attendue après 2030.
V. Dynamique des projets et paysage régional
L'Amérique du Nord en tête : Bénéficiant de la politique IRA forte, les États-Unis sont devenus un point chaud pour l'investissement dans les projets. Des entreprises comme World Energy, Gevo et LanzaJet accélèrent l'expansion de leurs capacités. Les statistiques de SMM montrent que les États-Unis représentent près de 40 % de la capacité mondiale de SAF en construction ou en projet.
L'Europe suit : Des acteurs majeurs tels que Neste (qui étend son installation de Rotterdam à 1,2 million de tonnes métriques/an), TotalEnergies et Shell prennent des mesures. Les pays nordiques se concentrent sur le PtL (par exemple, la Suède, la Norvège) en tirant parti de leurs abondantes ressources en électricité verte.
Début de la région Asie-Pacifique : La Chine met en œuvre des politiques (le Plan de développement vert du 14e Plan quinquennal de la CAAC définit les voies de développement des carburants d'aviation durables), avec Sinopec, PetroChina et Air China qui mènent des activités de production et d'applications pilotes (par exemple, le projet de carburant d'aviation biologique de Zhenhai Refining). Le Japon (Eneos, ANA) et Singapour (installation de Neste) progressent également. La capacité d'approvisionnement en matières premières (en particulier les HCU) est un facteur clé pour les acteurs de la région Asie-Pacifique.
VI. Clé de la percée : surmonter les obstacles liés aux coûts et à l'échelle
Renforcement et optimisation continus des politiques : Au-delà du mélange obligatoire et du soutien fiscal, les efforts doivent se concentrer sur :
Mécanisme de partage de la prime verte : Explorer la « séparation des certificats » (par exemple, le système de projet de certificats SAF de l'UE) pour impliquer des entités non aériennes dans le partage des coûts.
Soutien spécifique aux matières premières : Mettre en place des systèmes durables de collecte et de certification des huiles usées, lutter contre la falsification et garantir l'approvisionnement.
Percées technologiques révolutionnaires pour réduire les coûts :
Électrolyseurs : Améliorer l'efficacité (>80 %), la durée de vie (>80 000 heures) et réduire les dépenses d'investissement (cible : <250 $/kW, Hydrogen Shot du DOE américain).
DAC : Surmonter les obstacles liés à la consommation d'énergie (actuellement ~1 500 kWh/t de CO₂), avec pour objectif <500 kWh/t de CO₂.
Biotechnologie : Mettre au point des technologies de nouvelle génération à base de biomasse, telles que l'éthanol cellulosique efficace et les lipides d'algues.
Construire des chaînes d'approvisionnement résilientes :
Bassin diversifié de matières premières : Accélérer les voies de conversion des déchets agricoles/forestiers, des cultures énergétiques et des déchets solides municipaux.
Production régionalisée : Localiser les projets PtL à proximité d'électricité verte bon marché (bases éoliennes et solaires) ou de sources de carbone (zones industrielles).
Adaptation des infrastructures : Synchroniser les mises à niveau de compatibilité des installations de stockage et de transport des aéroports.
Participation approfondie du capital industriel : Les géants de l'énergie (BP, Shell, Total), les entreprises chimiques (BASF, Johnson Matthey), les compagnies aériennes et les constructeurs d'avions (Airbus, Boeing) doivent former des alliances d'investissement pour partager des projets à haut risque et à long cycle.
Conclusion : Un marché prometteur à croissance rapide est imparable.
Le marché des carburants aviation durables (SAF) a dépassé le stade conceptuel et est entré dans une phase de croissance stimulée par les politiques obligatoires et la concurrence en matière de capacité. À court terme (2025-2030), la voie HEFA restera le contrat le plus échangé pour l’approvisionnement, mais les contraintes liées à l’approvisionnement en matières premières sont difficiles à résoudre. À moyen et long termes (après 2030), la voie PtL/eSAF sera la clé pour débloquer une capacité illimitée et parvenir à une profonde décarbonisation. Son processus de commercialisation dépendra de la rapidité de la réduction des coûts des technologies de production d’hydrogène vert et de capture du carbone, ainsi que de la disponibilité des ressources en électricité verte.



